Chapitre 8
— Alors, vous avez trouvé le poulet maléfique demanda une voix dans le dos de Kahlan.
Elle regarda derrière elle et vit Chandalen se frayer avec précaution un chemin au milieu d’une mer de poulets. La faible illumination de la grande salle aidait les volailles à supporter leur incarcération avec un certain calme. Hélas, elle ne les empêchait pas de caqueter. À part quelques poulets rouges, et de rares spécimens d’autres espèces, les Hommes d’Adobe élevaient surtout des Rock Barrés, une race connue pour sa très grande docilité. Une chance, car sinon, l’enfer n’aurait pas été uniquement sonore…
L’Inquisitrice resta bouche bée quand elle entendit Chandalen s’excuser platement auprès des oiseaux de basse-cour qu’il écartait du bout de ses bottes. Sur le point d’éclater de rire devant ce comportement ridicule, Kahlan en perdit toute envie quand elle remarqua la façon dont le chasseur était équipé. Le visage couvert de boue, il portait un coutelas sur la hanche gauche et un couteau sur la droite. Un carquois plein de flèches sur une épaule, il avait accroché à l’autre son grand arc bandé.
Plus inquiétant encore, un troga enroulé pendait à sa ceinture. Cette arme très simple mais terrible était composée d’une longueur de fil de fer – ou de cordelette – raccordée à deux poignées en bois. Quand on attaquait une sentinelle par-derrière, il suffisait de lui passer le fil autour du cou, puis de croiser violemment les bras. Avec une cordelette, on broyait la glotte d’un homme. Avec le fil de fer, on le décapitait.
Lors de leur combat contre l’armée de l’Ordre Impérial, qui avait mis à sac Ebinissia – en massacrant les femmes et les enfants –, Kahlan avait vu Chandalen tuer des dizaines d’adversaires avec cette arme. Et il ne l’aurait sûrement pas emportée, surtout la version « fil de fer » pour affronter des poulets, même maléfiques.
De plus, il serrait dans sa main gauche cinq lances dont les pointes acérées, à voir leur couleur brunâtre, devaient être enduites de poison. Quand elles étaient préparées ainsi, il valait mieux les manipuler prudemment…
Dans la sacoche pendue à sa ceinture, Chandalen portait sans doute une petite boite en os pleine d’une pâte noire obtenue en mâchant puis en faisant cuire des feuilles de bandu. Cette substance était le secret des flèches « dix-pas », qui tuaient un homme avant, justement, qu’il ait fait dix pas. Le chef des chasseurs devait aussi avoir quelques feuilles de quassin dœ, le seul antidote efficace. Si on se blessait par erreur avec une flèche ou une lance, on avait une chance de survivre, à condition d’agir très rapidement.
— Non, répondit enfin Kahlan. L’Homme Oiseau n’a pas encore trouvé le poulet qui n’en est pas un. Pourquoi t’es-tu enduit le visage de boue ? Et que signifient toutes ces armes ?
Chandalen enjamba prudemment un poulet qui semblait décidé à ne pas bouger d’un pouce.
— Un messager est venu me dire que les chasseurs qui patrouillent loin du village ont des ennuis, je dois y aller…
— Quel genre d’ennuis ?
— je n’en sais trop rien… Des hommes avec des épées, et…
— Des soldats de l’Ordre Impérial qui auraient fui la bataille, au nord ? Ou peut-être des éclaireurs… Nous devrions faire parvenir un messager au général Reibisch. Son armée ne doit pas être loin, et il nous enverra des renforts.
Chandalen leva une main apaisante.
— Inutile ! Ensemble, nous avons combattu les troupes de l’Ordre. Ces intrus n’en font pas partie, tu peux me croire. Mes hommes pensent qu’ils n’ont pas d’intentions belliqueuses. Mais ils sont très bien armés et ils affichent tous ce calme qui en dit long sur les talents d’un guerrier. Comme je parle ta langue, et ces étrangers aussi, mes chasseurs ont besoin que je les aide à régler le problème.
— Richard et moi t’accompagnerons, dit Kahlan en levant un bras pour attirer l’attention du Sourcier.
— Non ! Beaucoup de gens traversent nos terres, et nous les rencontrons souvent dans les plaines. Les tenir loin du village est ma mission. Restez donc ici, et profitez de votre première journée de couple marié.
Sans émettre de commentaires, Kahlan foudroya Richard du regard, toujours occupé à trier et à inspecter les poulets.
Chandalen s’éloigna pour aller parler à l’Homme Oiseau.
— Honorable ancien, je dois rejoindre mes chasseurs. Des étrangers approchent…
Le vieux sage dévisagea l’homme qui, en somme, était le général en chef de son armée.
— Sois prudent. Des esprits maléfiques rôdent partout…
Chandalen acquiesça gravement. Alors qu’il repassait devant elle, Kahlan le retint par un bras.
— J’ignore s’il y a vraiment des démons dans les plaines, dit-elle, mais d’autres dangers nous menacent. Sois très prudent, mon ami. Richard s’inquiète, et même si je ne comprends pas pourquoi, je me fie à son instinct.
— Nous avons combattu côte à côte, Mère Inquisitrice. Tu sais bien que je suis indestructible !
Les yeux rivés sur le dos de Chandalen, qui recommençait à slalomer entre les poulets, Kahlan lança à l’Homme Oiseau :
— Vous avez vu quelque chose… d’étrange ?
— Le poulet qui n’en est pas un se cache bien, mais, je finirai par le débusquer.
Kahlan chercha un moyen subtil et poli de demander à l’ancien s’il était toujours soûl. N’en trouvant pas, elle essaya une autre approche :
— Comment savez-vous que c’est un faux poulet ?
— Eh bien… je l’ai senti, répondit l’homme d’Adobe, le front plissé de perplexité.
L’Inquisitrice jeta la diplomatie aux orties.
— Après de si longues libations, vous vous faites peut-être des idées…
Cette fois, l’homme Oiseau sourit.
— Ou la boisson m’a assez détendu pour que mes perceptions soient plus aiguës que jamais.
— Et vous êtes… hum… toujours « détendu » ?
Pendant que son interlocuteur réfléchissait en se grattant le nez, Kahlan regarda Richard courir entre les poulets comme s’il cherchait un animal de compagnie perdu.
— Lors des grandes fêtes, comme ton mariage, nos hommes rejouent les légendes de notre peuple, les femmes ne dansent pas ; pourtant, il y a beaucoup de personnages féminins dans ces pantomimes. Tu en as suivi une, hier soir ?
— Oui, celle qui raconte l’histoire du premier Homme et de la première Femme d’Adobe. Nos ancêtres à tous…
L’Homme Oiseau sourit comme si la mention de cette légende lui allait droit au cœur. Il était si fier de son peuple…
— Si tu étais venue chez nous pour la première fois, sans rien connaître de nos coutumes, aurais-tu deviné que la Mère de notre peuple était interprétée par un homme ?
Kahlan prit le temps de la réflexion. Le Peuple d’Adobe confectionnait des costumes très sophistiqués qu’on utilisait uniquement pour la danse.
Pour les villageois, assister à ces spectacles était un grand moment et une source de crainte respectueuse. Les hommes qui jouaient les personnages féminins ne lésinaient sur aucun détail pour être crédibles.
— Je ne peux pas le jurer, mais je crois que j’aurais vu qu’il s’agissait d’un homme.
— Comment ? Quels indices t’auraient mise sur la voie ?
— Je crains de ne pas pouvoir l’expliquer. J’aurais vu que quelque chose n’allait pas. Oui, devant ce danseur déguisé en femme, ou d’autres comme lui, je me serais doutée de la vérité.
— Eh bien pour moi, il en va ainsi avec les poulets, dit l’homme Oiseau.
Pour la première fois, il posa sur Kahlan ses yeux brillants.
— Demain matin, après une bonne nuit de sommeil, un poulet vous semblera sans doute être simplement… un poulet.
L’Homme d’Adobe eut un vague sourire, connue si l’impertinence de la jeune femme ne le touchait pas.
— Si tu allais manger ? Et emmène ton nouveau mari. Je vous ferai appeler quand j’aurai trouvé le poulet qui n’en est pas un…
L’idée semblait excellente, et Richard approchait justement d’elle. Ravie, Kahlan serra le bras de l’Homme Oiseau pour le remercier de sa suggestion.
Rassembler les volailles leur avait pris l’après-midi. Les deux maisons réservées aux mauvais esprits étaient pleines d’oiseaux de basse-cour, et il avait fallu réquisitionner un troisième bâtiment vide. Le village entier s’était uni pour accomplir cette mission capitale. Et tout le monde avait travaillé dur.
Les enfants s’étaient révélés très précieux. Fiers de participer à une tâche aussi importante, ils avaient montré aux adultes tous les endroits où les poulets aimaient à se percher ou à se cacher. Avec toute la révérence requise, les chasseurs s’étaient chargés de guider les hordes de volailles vers leurs résidences provisoires. Bien que l’Homme Oiseau et Richard aient semblé faire une fixation sur un Rock Barré, ils avaient ratissé large, et tout ce qui portait des plumes était désormais en état d’arrestation.
Au terme d’une rigoureuse battue, on pouvait être certain que pas un poulet n’avait échappé à la rafle.
Quand il arriva, Richard sourit pour saluer l’Homme Oiseau, mais ses yeux restèrent glaciaux. Dès que leurs regards se croisèrent. Kahlan posa une main sur le bras musclé de son mari, heureuse de le toucher même s’il lui tapait franchement sur les nerfs, aujourd’hui.
— L’Homme Oiseau n’a pas trouvé le poulet monstrueux, mais il continue son enquête, et il y a encore deux maisons pleines à passer au peigne fin. Il nous suggère d’aller manger un morceau, et il enverra un messager dès qu’il aura repéré le volatile suspect.
— Il ne le dénichera pas ici, marmonna Richard en se dirigeant vers la porte.
— Que veux-tu dire ? Et comment le sais-tu ?
— Je vais inspecter les deux autres endroits…
Si Kahlan était simplement agacée de perdre du temps en futilités, le Sourcier semblait fou furieux de ne pas avoir mis la main sur ce qu’il cherchait. Sans doute parce que sa crédibilité était en jeu dans cette absurde affaire…
Près de la porte, Zedd et Anna observaient les opérations sans intervenir. Ils laissaient Richard agir comme il l’entendait, puisqu’il estimait nécessaire de passer en revue les volailles.
Le Sourcier s’arrêta et se passa une main dans les cheveux.
— L’un de vous connaît un livre intitulé Le Jumeau de la montagne ?
Le menton entre le pouce et l’index, Zedd leva les yeux vers le toit et se plongea dans une intense réflexion.
— Désolé, souffla-t-il, mais ça ne me dit rien.
— À moi non plus, ajouta Anna, après avoir également fouillé dans sa mémoire.
Richard jeta un dernier coup d’œil à la salle bondée de poulets et marmonna un juron dans sa barbe.
— Il parle de quoi, ce livre ? demanda Zedd en se gratouillant l’oreille.
Richard n’entendit-il pas la question à cause du vacarme des oiseaux ? Ou jugea-t-il inutile de répondre ?
— Je file inspecter les autres poulets…
— Si c’est important, dit Anna, je peux poser la question à Warren et à Verna. (Elle sortit de sa poche un petit livre noir.) Je suis sûr que Warren saura…
Richard avait expliqué à Kahlan que le petit carnet noir, appelé un « livre de voyage » était investi d’une antique magie. Ces artefacts fonctionnaient par paire. Quand on écrivait un message dans l’un, il apparaissait aussitôt sur une page de son double. Les Sœurs de la Lumière se servaient de ces livres pour communiquer quand elles voyageaient Pendant quelque vingt ans, Verna et ses deux compagnes, parties dans le Nouveau Monde pour capturer Richard, n’avaient eu que ce lien avec le Palais des Prophètes.
— Vous feriez ça ? demanda Richard, enthousiaste. C’est vraiment important ! (Il repartit au pas de course.) Je dois filer…
— Moi, annonça Zedd, je vais passer voir la femme qui a perdu son bébé. Pour l’aider à se reposer un peu…
— Richard, appela Kahlan, tu n’as pas faim ?
Le Sourcier lui fit signe de l’accompagner si ça lui chantait, mais il était déjà loin avant qu’elle ait fini de poser sa question. Avec un haussement d’épaules impuissant, Zedd emboîta le pas à son petit-fils.
Furieuse, Kahlan suivit le vieil homme.
— Tu dois avoir l’impression qu’un conte de fées s’est réalisé, lança Anna sans bouger de l’endroit où elle se tenait depuis une heure. Un mariage d’amour, pour une Inquisitrice…
— Oui, c’est tout à fait ça…, dit Kahlan en se retournant.
— Je suis si contente pour toi, mon enfant ! continua Anna avec un adorable sourire. Avoir dans ta vie quelque chose d’aussi merveilleux qu’un mari que tu aimes vraiment !
Kahlan saisit la poignée de la porte que Zedd venait de refermer.
— Parfois, je me demande si je ne rêve pas…
— Bien entendu, on doit être terriblement déçue quand un mari, surtout si récent, a mieux à faire que s’occuper de sa femme, et l’ignore complètement. (Le sourire d’Anna s’élargit.) Surtout le lendemain des noces…
— Je vois…, murmura Kahlan. (Elle lâcha la poignée et croisa les mains dans son dos.) C’est pour ça que Zedd s’est éclipsé, n’est-ce pas ? Nous sommes censées avoir une conversation entre femmes…
— J’adore que les hommes que je respecte épousent des femmes intelligentes ! C’est la preuve qu’ils ont du caractère… et du goût.
En soupirant, Kahlan s’adossa au mur.
— Je connais Richard, et je sais qu’il ne met pas ma patience à rude épreuve sans raison… Mais pour notre premier jour de mariage, je ne rêvais pas d’une chasse au poulet monstrueux imaginaire ! Il veut tellement me protéger qu’il invente des problèmes, comme si nous n’en avions pas déjà assez !
— Richard t’aime plus que tout. J’ai vu qu’il était inquiet, même si je ne comprends pas pourquoi. Il a tellement de responsabilités… (Le sourire d’Anna disparut.) Quand il s’agit de lui, nous devons tous être prêts à faire des sacrifices.
La Dame Abbesse tourna la tête vers les poulets, comme s’ils la fascinaient.
— Dans ce village, il y a quelques mois, dit Kahlan d’un ton mesuré, j’ai livré Richard aux Sœurs de la Lumière avec l’espoir qu’elles lui sauveraient la vie. Pour qu’il accepte de partir, j’ai dû lui faire croire que je l’avais trahi, et ç’aurait pu compromettre à jamais notre avenir commun. Avez-vous seulement idée de…
Kahlan se tut, refusant d’évoquer dans le détail des souvenirs douloureux. Finalement, tout s’était arrangé. Richard et elle étaient ensemble, et rien d’autre ne comptait.
— Je sais…, soupira Anna. Tu n’as pas à te justifier devant moi, mon enfant. Mais puisque j’ai donné l’ordre qu’on amène Richard au Palais des Prophètes, me permettras-tu de me justifier devant toi ?
Bien que piquée au vif, l’Inquisitrice parvint à rester courtoise.
— Que voulez-vous dire ?
— Il y a des millénaires de cela, des sorciers ont créé le Palais des Prophètes. Protégée par un sort extraordinaire, j’y ai vécu pendant plus de neuf cents ans. C’est là, cinq siècles avant la naissance de Richard, que Nathan m’a annoncé qu’un sorcier de guerre viendrait un jour au monde.
» Ensemble, nous avons travaillé sur les livres de prophéties, dans les catacombes, pour comprendre qui était le « caillou » qui tomberait inévitablement dans la mare. Et pour prévoir comment sa chute en riderait la surface…
— D’expérience, je dirais que les prophéties ont davantage le talent de brouiller les pistes que de les éclairer…
— Excellent, mon enfant ! Je connais des Sœurs de la Lumière âgées de plusieurs siècles qui n’ont toujours pas compris ça ! (Anna eut un sourire mélancolique.) J’ai voyagé pour voir Richard quand il est né, fragile étincelle dont la lueur éclairait pourtant déjà le monde. Sa mère était stupéfaite, et pleine de gratitude, d’avoir reçu un si beau cadeau pour compenser les infamies que lui avait fait subir Darken Rahl. Cette manifestation de l’équilibre qui régit l’univers l’émerveillait… C’était une femme remarquable, pas du genre à transmettre à un enfant son amertume et sa haine. Elle était tellement fière de Richard, le cœur débordant de rêves et d’espoir pour lui !
» Quand il tétait encore sa mère, Nathan et moi avons engagé son père adoptif, George Cypher, pour retrouver le Grimoire des Ombres Recensées. Ainsi, pensions-nous, il aurait les connaissances nécessaires pour échapper au monstre qui lui avait donné la vie en violant sa mère. (Anna eut un sourire désabusé.) Une histoire de prophéties, encore et toujours…
— Richard m’a raconté, dit Kahlan.
Elle tourna la tête vers l’Homme Oiseau, qui se débattait toujours avec ses poulets.
— Richard est le sorcier de guerre que nous attendions ! continua Anna. Les prophéties ne disent pas s’il vaincra, mais il est né pour la bataille dont le but ultime est de garder la Grâce intacte. Mais croire en lui demande parfois de gros efforts spirituels…
— Pourquoi ? S’il est celui que vous attendiez, et que vous désiriez voir naître…
Anna s’éclaircit la gorge pour se donner le temps d’organiser ses idées. Un instant, Kahlan crut voir des larmes dans ses yeux.
— Il a détruit le Palais des Prophètes… À cause de lui, Nathan s’est échappé et c’est un homme dangereux. Qui t’a révélé les noms des Carillons ? Cet acte irresponsable aurait pu provoquer notre perte à tous.
— Mais il a sauvé Richard, rappela Kahlan. Sans Nathan, votre « caillou » serait au fond de la mare, hors de votre portée et incapable d’aider quiconque.
— Ce n’est pas faux, admit Anna, visiblement à contrecœur.
Tout en jouant nerveusement avec un bouton de son chemisier, l’Inquisitrice tenta de se mettre à la place de son interlocutrice.
— Le voir détruire le palais, votre foyer, n’a pas dû être facile.
— D’autant plus qu’il a aussi détruit le sort ! Désormais, les Sœurs de la Lumière vieilliront au même rythme que le commun des mortels. Au palais, il me serait sans doute encore resté un siècle. Et les Sœurs plus jeunes ne seraient pas mortes avant des centaines et des centaines d’années. Aujourd’hui, je ne suis plus qu’une vieille femme proche du terme de son existence. Richard nous a volé un petit bout d’éternité !
Ignorant que dire, Kahlan garda le silence.
— Un jour, l’avenir de tout ce qui vit peut dépendre de lui, reprit Anna. Son destin est plus important que le nôtre, il faut l’accepter. C’est pour ça que je l’ai aidé à raser le Palais des Prophètes. Pour ça que je suis fidèle à l’homme qui a apparemment détruit l’œuvre de ma vie. Parce que, en réalité, c’est son combat qui donne un sens à mon existence, pas à mes petits intérêts personnels.
Kahlan repoussa derrière son oreille une mèche de cheveux humides.
— Vous parlez de Richard comme s’il était un outil fabriqué pour vous servir… Il veut être utile, c’est vrai, mais il a sa propre volonté et des désirs bien à lui. Sa vie lui appartient. Personne, même pas vous, n’a le droit de lui imposer un destin à partir d’antiques textes sortis de grimoires poussiéreux.
— Tu m’as mal comprise, mon enfant. Son instinct, sa curiosité naturelle et la pureté de son cœur font toute sa valeur. (La vieille femme se tapota la tempe.) Son esprit, voilà ce qui compte ! Notre but n’est pas de lui indiquer un chemin, mais de lui emboîter le pas, si accidentée que soit la route qu’il emprunte.
Kahlan ne pouvait rien opposer à cette analyse. Richard venait de faire exploser l’Alliance qui assurait depuis des millénaires l’unité des Contrées du Milieu. Étant la Mère Inquisitrice, elle dirigeait le Conseil, donc les Contrées dans leur ensemble. Pendant son « règne », l’Alliance était passée sous la coupe du Sourcier, devenu le seigneur Rahl de D’Hara. Dans le processus, les Contrées avaient perdu des membres anciens et respectés qui refusaient de faire allégeance à Richard. Sans douter du bien-fondé des actes de son mari, toujours motivé par le bien commun, l’Inquisitrice avait eu un certain mal à le suivre sur cette voie-là.
Si radicale qu’elle fût, la politique du Sourcier était le seul moyen de créer une force capable d’affronter l’Ordre Impérial avec des chances de victoire. Désormais, Kahlan et Richard marchaient main dans la main sur cette route et ils iraient jusqu’au bout.
L’Inquisitrice jeta de nouveau un coup d’œil sur l’absurde concentration de poulets.
— Si vous vouliez me culpabiliser au sujet de mon égoïsme, dit-elle, c’est réussi ! Mais je ne peux pas m’empêcher de regretter que notre première journée de mariage soit consacrée à la chasse aux volailles.
— Mon enfant, dit Anna, ce n’était pas mon intention… (Elle posa une main sur le bras de Kahlan.) J’ai payé pour savoir que les actes de Richard ont parfois le don d’exaspérer les autres. Je te demande simplement d’être patiente, et de le laisser agir comme il l’entend. Il ne t’ignore pas volontairement, mais parce qu’il doit faire ce que son instinct lui dicte.
— Je sais, soupira Kahlan. Mais des poulets, tout de même…
— La magie ne fonctionne pas comme il faudrait, annonça abruptement Anna.
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne sais pas trop, hélas… Zedd et moi pensons avoir détecté des… altérations… de notre pouvoir. C’est très subtil et presque imperceptible… As-tu constaté la même chose ?
Soudain paniquée, Kahlan plongea au plus profond d’elle-même. À quoi pouvait ressembler une « altération subtile » de son pouvoir d’Inquisitrice ? Pour elle, il avait toujours été présent, et impossible à analyser. En ce moment même, elle le sentait, contenu comme la plupart du temps par ce qu’elle nommait sa « digue intérieure ». Oui, tout semblait normal. Et pourtant…
La jeune femme refusa de se laisser entraîner sur cette pente. Très récemment, un ennemi avait réussi, par la ruse, à la convaincre qu’elle avait perdu son pouvoir. En réalité, il ne l’avait jamais quittée, mais croire qu’elle en était privée avait failli lui coûter la vie. Par bonheur, elle s’était aperçue juste à temps qu’elle détenait toujours sa magie et l’avait utilisée pour échapper à la mort.
— Tout est comme d’habitude, annonça-t-elle. Il est très facile d’imaginer qu’on ne contrôle plus son pouvoir, ou qu’il faiblit sans raison. Ce n’est sûrement rien, Anna. Un effet secondaire de l’inquiétude qui nous ronge tous, rien de plus…
— Tu as sans doute raison, mais Zedd juge plus sage de laisser agir Richard à sa guise, juste au cas où… Le Sourcier n’a pas nos connaissances magiques, mais son instinct lui souffle que quelque chose cloche, et cela confirme nos soupçons. S’il a raison, Richard a de l’avance sur nous dans cette affaire, et nous devons lui permettre de nous ouvrir la voie.
» Mon enfant, je t’implore de ne pas le détourner de sa tâche à cause de ton désir, très compréhensible, de le voir aux petits soins pour toi. Laisse-le accomplir sa mission, je t’en conjure !
« Aux petits soins »… Quelle façon d’exprimer les choses ! Kahlan désirait tenir la main de Richard, le serrer dans ses bras, l’embrasser et obtenir simplement un sourire en réponse.
Dès le lendemain, ils devraient repartir pour Aydindril. Là-bas, l’énigme de la mort de Juni serait rapidement repoussée au second plan par des préoccupations plus importantes. La guerre contre Jagang les attendait et elle mobiliserait toute leur attention. Vouloir passer un jour paisible avec Richard était-il trop demander ?
— Je comprends, dit l’Inquisitrice avec un regard noir pour l’armée de poulets sans cervelle qui lui empoisonnait la vie. Soyez sans crainte, je ne détournerai pas Richard de sa mission…
Pour une personne qui venait d’obtenir ce qu’elle voulait, Anna hocha la tête bien tristement…
Alors que le crépuscule tombait, Cara faisait nerveusement les cent pas devant la maison. À voir son expression maussade, Kahlan supposa que Richard lui avait ordonné de ne pas le suivre et de veiller sur son épouse. L’unique instruction de son seigneur que la Mord-Sith n’aurait pas osé négliger, et la seule dont Kahlan elle-même ne pouvait pas la libérer.
— Viens avec moi, dit l’Inquisitrice en passant près de sa protectrice et amie. Allons voir comment le seigneur Rahl se couvre de gloire face à des poulets.
Pour ne rien arranger à l’humeur de l’épouse délaissée, il pleuvait toujours – un peu moins fort, peut-être, mais l’eau était toujours aussi froide, et il ne faudrait pas longtemps pour que l’Inquisitrice soit de nouveau trempée jusqu’aux os.
— Il n’est pas parti par là, dit Cara.
Kahlan et Anna se tournèrent vers la Mord-Sith.
— Pourtant, il voulait aller voir les autres poulets, et les deux maisons sont dans cette direction.
— Il l’a d’abord prise, puis il a changé d’avis. (La Mord-Sith tendit un bras.) Il a filé par ici…
— Pourquoi ?
— Le seigneur Rahl n’a pas daigné me le dire. Il m’a ordonné de vous attendre, et c’est tout. Venez, je vais vous conduire à lui.
— Tu sais ou il est ? demanda Kahlan, aussitôt consciente que c’était une question stupide.
— Bien entendu, puisque je suis liée à lui. À tout moment, je sais où le trouver.
Kahlan trouvait perturbant que la Mord-Sith, comme une poule avec ses poussins, puisse en toute occasion sentir la présence de Richard. Une aptitude, pour être honnête, qu’elle lui enviait.
Une main dans le dos d’Anna, elle la poussa afin que Cara, avec ses longues jambes, ne les sème pas dans la nuit.
— Depuis quand avez-vous l’impression que quelque chose cloche dans la magie ? demanda-t-elle à la vieille femme.
Les yeux baissés pour voir où elle mettait les pieds, Anna ne les releva pas.
— Ça date de la nuit dernière… Même si c’est un phénomène difficile à confirmer, sans parler d’évaluer son étendue, nous avons fait quelques essais très simples. Les résultats ne sont pas probants. C’est aussi compliqué que de tenter de savoir si on y voit aussi loin que la veille, à un dixième de pouce près.
— Tu lui as parlé de nos craintes au sujet de la magie ? lança soudain une voix familière dans le dos des deux femmes.
— Oui, dit Anna sans se retourner. (Si Kahlan avait sursauté, la soudaine apparition du vieux sorcier ne la perturbait pas.) Comment allait ta patiente ?
— Terriblement mal… J’ai essayé de la calmer et de la réconforter, sans obtenir, et de loin, les mêmes résultats que d’habitude.
— Zedd, intervint Kahlan, dois-je comprendre que vous êtes sûr que quelque chose ne va pas ? Si c’est ce que vous affirmez, la situation est grave.
— Je n’affirme rien, mais…
Pris par leur conversation, l’Inquisitrice et ses interlocuteurs percutèrent Cara, qui s’était arrêtée en plein milieu du chemin. Sans même vaciller sous l’impact, la Mord-Sith continua à sonder l’obscurité à travers le rideau de pluie. Soudain, elle marmonna un juron, prit un à un ses compagnons par les épaules et leur fit faire demi-tour.
— Je me suis trompée, grogna-t-elle. On revient sur nos pas.
Les poussant comme un petit troupeau d’oies, la Mord-Sith les fit retourner jusqu’à une intersection et prit la direction opposée à celle qu’ils venaient de suivre. Entre l’averse et l’obscurité, on ne voyait plus à trois pas devant soi.
Kahlan chassa du revers de la main les cheveux collés à son front par la pluie. Sans une âme qui vive alentour, avec Cara qui ouvrait de nouveau la marche et Zedd dans son dos, occupé à tenir une messe basse avec Anna, l’Inquisitrice se sentit étrangement seule et abandonnée.
L’orage et l’obscurité avaient dû perturber l’aptitude de Cara à retrouver Richard grâce à leur lien. De plus en plus agacée, la Mord-Sith fut contrainte de rebrousser chemin plusieurs fois.
À force de patauger dans la gadoue, de la boue s’était infiltrée dans les bottes de l’Inquisitrice. Dégoûtée, elle sentait une substance collante bouger entre ses orteils à chaque pas. Et si leur errance continuait, elle n’aurait pas avant longtemps l’occasion de retirer ses chaussures pour les nettoyer ! Trempée, gelée, épuisée et sale – tout ça parce que Richard redoutait qu’un poulet maléfique rôde dans le village !
Kahlan repensa au bain chaud de la matinée. Bon sang, elle aurait donné cher pour revenir à ce délicieux moment !
Enfin, « délicieux » était peut-être un grand mot, considérant la triste fin de Juni. Et tout bien pesé, ses problèmes actuels n’étaient rien comparés à ce qui les menaçait. Si Zedd et Anna ne se trompaient pas au sujet de la magie…
Quand ils atteignirent la grand-place, au centre du village, l’ombre à peine visible qu’était devenue Cara s’immobilisa. L’eau qui s’abattait sur les toits formait des torrents miniatures qui se déversaient sur le sol, désormais très proche d’un marécage…
— Là ! annonça la Mord-Sith.
Kahlan plissa les yeux pour mieux voir à travers le rideau de pluie. Zedd et Anna vinrent se camper près d’elle, le cou tendu pour tenter d’apercevoir quelque chose. Grâce au lien, Cara distinguait le seigneur Rahl, mais elle était bien la seule !
Puis un minuscule feu attira l’attention de l’Inquisitrice. De très petites flammes, qui oscillaient sous la pluie… Les voir brûler encore tenait du miracle. Apparemment, c’était un poignant vestige des feux de joie qui avaient célébré le mariage. Contre toute logique, après qu’un déluge fut tombé du ciel, ce symbole fragile de la cérémonie s’accrochait à l’existence envers et contre tout.
Debout sous la pluie, Richard contemplait la fragile flambée. Kahlan le reconnut surtout à sa silhouette, et à la cape dorée qui battait dans son dos et reflétait la pâle lueur des flammes.
Elle vit d’énormes gouttes d’eau s’écraser sur la pointe de ses bottes pendant qu’il les utilisait pour attiser le feu de joie survivant. Soudain, malgré la pluie qui redoublait de violence, les flammes bondirent jusqu’à ses genoux. Fouettées par le vent, elles tourbillonnèrent follement, tels des bras rouge et jaune levés vers le ciel pour défier l’averse. Leur danse était si fascinante que la jeune femme en oublia jusqu’aux poulets mille fois honnis.
Puis Richard étouffa le feu à grands coups de pied.
Kahlan manqua le maudire.
— Sentrosi, murmura le Sourcier en finissant d’écraser les braises sous ses semelles.
Le vent fit voler une ultime étincelle qui brillait comme un petit soleil. Richard tenta de la rattraper au vol, mais la luciole survivante, emportée par une bourrasque, lui échappa et disparut dans la nuit.
— Fichtre et foutre ! maugréa Zedd. Ce garçon trouve un morceau de poix qui brûle encore dans une bûche, et le voilà prêt à croire l’impossible.
— Vieil homme, dit Anna d’une voix très dure, nous avons mieux à faire que regarder un jeune inculte se livrer à des fantaisies contestables.
Furieux et parfaitement d’accord, Zedd se passa le dos d’une main sur le visage.
— Ça pourrait être un millier de choses, mais il se focalise sur la plus improbable, parce qu’il n’a même pas idée des autres possibilités.
— L’ignorance de ce garçon, renchérit Anna, devrait te faire honte, Premier Sorcier.
— C’est le nom d’un des trois Carillons, dit simplement Kahlan, pas dupe du petit numéro des deux vieillards. Qu’est-ce que ça signifie ?
Zedd et Anna se tournèrent vers l’Inquisitrice et la dévisagèrent comme s’ils avaient oublié jusqu’à son existence.
— Ce n’est pas important, grogna la Dame Abbesse. Nous avons des problèmes urgents à régler, et ce garçon perd son temps à s’occuper des Carillons.
— Que signifie le mot Sen…, commença Kahlan.
Zedd toussota pour lui rappeler qu’elle ne devait surtout pas prononcer le nom du deuxième Carillon.
— Que signifie-t-il ? redemanda l’Inquisitrice en se penchant vers le vieux sorcier, le front plissé de colère.
— « Feu », finit par soupirer Zedd.